Jeux de masque : Madame Lincoln et Clay Davis

Lorsque la fiction s'intéresse à la politique, c'est souvent par l'angle de la théâtralité qu'elle implique : les jeux de masque. Les politiques fascinent souvent en tant qu'acteurs. Dans le Lincoln de Spielberg, le politique est avant tout orateur et metteur en scène . En cela il donne à Daniel Day Lewis un rôle fantasmatique : celui d'un acteur qui se dirige lui-même!
Mais aussi on se rend compte que pour son épouse le jeu est aussi en question, masquer sa douleur (si infinie soit-elle) est un passage obligé. C'est  résumé par Spielberg le temps d'un raccord brillant, l'ombre de Lincoln venant balayer la tristesse éprouvée par sa femme pour la faire "entrer dans son rôle" : 


Cette séquence en appelle une autre dans ma mémoire. Dans la cinquième saison de la série The Wire, le politicien véreux Clay Davis se retrouve (enfin) menacé par la justice. A la sortie du palais de justice, un groupe de journalistes l'attend. La détresse qui se lit sur son visage et dans la position de son corps, fait place, en une fraction de seconde (et ici à l'intérieur d'un même plan), à un masque affichant un sourire de vainqueur décontracté : 


La séquence a été ici légèrement ralentie, dans la scène telle qu'elle apparaît dans la série, le changement d'expression est beaucoup plus vif, et sa détresse beaucoup plus fugace.

Maps to the Stars, David Cronenberg, 2014

La tête à claques de l'année. Et pourtant......

C'est un empire sur le déclin que décrit le film de Cronenberg, cet hollywood partouzeur en circuit fermé, dans lequel les acteurs tentent en vain de jouer les rôles de leurs aînés. Un univers hanté, névrosé, peuplé de créatures ne vivant que pour cette idée : faire partie d'un cercle de divinités décadentes, qui n'est pas sans rappeler les dynasties de la mythologie grecque, violentes et incestueuses. 

Ce sont tous ces thèmes que traite brillamment le scénario du film, auquel la mise en scène de Cronenberg applique une ambiance étrange, permettant au film d'aller au-delà de la comédie satirique devant laquelle on pourrait croire se trouver au départ.
Cette mise en scène sèche et clinique(mais pas dénuée d'intérêt), le côté assez verbeux, et le manque de sympathie que l'on éprouve à priori pour les personnages pourraient condamner le film. Pourtant l'humour noir plutôt trash nous maintient sur les rails, ainsi que des personnages plus ou moins extérieurs à ce cercle (mais aspirant à y entrer) : le chauffeur de limousine (incarné par Pattinson, qui change de position dans la limousine par rapport à Cosmopolis), et la jeune fille à la peau brûlée (Mia Wasikowska). Ils sont en quelque sorte les relais du spectateur, des personnages auxquels il peut se rattacher. 

Mais plus que tout, c'est dans son dénouement que le film trouve grâce à mes yeux. Cronenberg parvient sur ces bases compliquées à déployer une grande poésie à travers deux personnages de beaux monstres avec lesquels, enfin, on entre en empathie.

The Battery, Jeremy Gardner, 2012

Is there anybody?

Les sympathiques trublions du sympathique et trublionnant blog Il a osé m'ont fait découvrir ce film. Grâce leur en soit rendue, j'ai pris une petite claquounette derrière la nuque qui m'a fait le plus grand bien.

Le Zombie. Un thème qui m'a bien intéressé un temps via Romero ou la parodie Shaun of the Dead, mais qui devient un produit bankable, un aimant à geeks. Le truc qui permet de faire avaler à ces derniers n'importe quelle connerie sous prétexte qu'il y a des grognements et des head shot. 

Et puis paf. The Battery. Le film de zomblard qui me redonne espoir, qui me rappelle tout ce que peut permettre ce genre. Selon moi, l'attitude à la fois insolente et respectueuse qu'adopte Jeremy Gardner, est précisément la bonne pour renouveler un genre éculé. Elle me fait penser à celle d'un autre débutant qui avait secoué le film de gangsters pour l'amener ailleurs, déjouant les attentes du spectateur sans pour autant le décevoir : le Tarantino de Reservoir Dogs.

Je vous mets au défi de ne pas revoir cette scène en dansant une bouteille à la main

Renouveler donc. Tout commence par l'ambiance. Le film surprend en mettant en place dès les premières scènes une ambiance éthérée et mélancolique. On est plutôt devant un road movie, suivant le vagabondage permanent de deux anciens joueurs de baseball, et insistant sur la relation entre les deux hommes. Les zombies sont bien là, mais ils sont plus utilisés pour caractériser nos deux compagnons de route, les deux hommes n'ayant pas du tout la même attitude face au danger et à la solitude.

Cette première partie, baignée de musique folk indie pourra énerver, il est vrai que Gardner n'hésite pas à étirer des moments anodins pour mieux nous faire partager le quotidien des deux héros. Personnellement je trouve qu'il tire beaucoup de belles choses de ces scènes, faisant d'un plan fixe sur deux hommes se brossant les dents une vraie belle scène, par exemple. L'humour est aussi omniprésent et fonctionne très bien.


Ce que tire Gardner du thème du Zombie, c'est l'essentiel : la nature même de la peur qu'il procure ne vient pas du danger qu'il représente en soi, mais de son inexorable avancée. Il n'est jamais fatigué, il ne se relâche jamais. De son corollaire post-apocalyptique, Gardner tire aussi une idée intéressante et rarement traitée : les deux hommes n'ayant croisé aucun être humain depuis plusieurs mois, la détresse affective/sexuelle devient un vrai problème.

Plus le film avance, et plus le cadre se resserre autour de nos deux potes : au départ ils parcourent de grands espaces puis s'enferment de plus en plus. Jusqu'à un final claustrophobe plein de tension, idée géniale et cerise sur le gâteau, qui donnera au film son meilleur plan. Un plan d'une radicalité audacieuse mais pas du tout gratuite : un vrai coup d'éclat, montrant bien comment 5 minutes peuvent sembler durer une éternité!

Et hop, la sympathique BO : 



Scène : Elllis, Mud et Neckbone


C'est fou l'émotion que crée cette courte scène. En quelques plans sur les visages des trois personnages, sans autre tour technique que la précision de son montage, Jeff Nichols fait adopter tour à tour leurs points de vue au spectateur, nous fait partager leur trouble.

Une scène de dispute n'est jamais si poignante que lorsqu'on comprend les personnages qui y prennent part, lorsqu'on souffre pour chacun. Ellis est sévère avec Mud (et il commence par lui mettre une patate avant de parler!), mais on ne peut pas rester insensible à sa colère.
La belle idée c'est la présence de Neckbone dans la scène : c'est un petit peu notre relais, il est comme nous, emmerdé de voir ses potes se disputer.

L'humanité qu'injecte Nichols dans cette minute, tout en respect de ses personnages, confiant en l'empathie du spectateur, la ribambelle d'émotions contradictoires qu'il crée, la puissance de la colère d'Ellis, tout ça nous donne une superbe scène.

Le Village des Damnés, le match


Hop, pour déconner un peu, je me lance dans un petit exercice de comparaison entre deux versions d'un même film : Le Village des Damnés. La première version du film date de 1960 et est l'oeuvre de Wolf Rilla, la deuxième de John Carpenter date de 1995...  Kick-off!

Le Village des Damnés, Wolf Rilla, 1960

Dans un petit village ordinaire, un phénomène étrange se produit : tous les êtres vivants dans un périmètre précis s'évanouissent pendant quelques minutes. A leur réveil, ils semblent indemnes, mais quelques temps plus tard, plusieurs femmes se retrouvent enceintes simultanément...


La grande force du film est son scénario solide, cette idée d'enfants terrifiants est véritablement géniale, et la manière dont les évènements s'articulent est vraiment très soignée.
La mise en scène est très classique mais sa belle sobriété ne manque pas d'élégance. Avec ce sujet quand même un peu casse-gueule, Wolf Rilla s'en sort bien. Il parvient à faire l'essentiel. Tout d'abord : nous captiver. Ensuite, rendre ces charmantes têtes blondes suffisamment inquiétantes. C'est très réussi, leur regard glacial est assez impressionnant.
Enfin, la scène finale est un beau moment de mise en scène et repose sur une idée assez simple mais très efficace. C'est un peu le suspense de l'horloge de "Le train sifflera trois fois", condensé en quelques minutes.

C'est donc un film fantastique réussi, prenant et original.


Le Village des Damnés, John Carpenter, 1995

Le film de Carpenter reprend, dans ses grandes lignes, le scénario de 1960, à quelques variantes (assez foireuses) près.

Je concède ça à Carpenter : sa bande de petits péteux est encore plus énervante que celle de l'original.

Le début du film est très alléchant. Carpenter sait mettre une ambiance de trouille, et c'est très réussi ici sur les premiers plans. Il augmente vraiment la tension par rapport à l'original. Ce début de film, c'est clairement la spécialité de Carpenter : filmer un mal invisible. Il créée quelques plans géniaux comme cette ligne de voitures dans la nuit sur une musique inquiétante, ou ce travelling dans la maternité nous montrant les accouchements simultanés des femmes dans une ambiance terrible.

Le problème c'est que cette tension se fait de moins en moins forte au fur et à mesure que le film avance à partir du moment où les gamins sont là. Carpenter fait l'erreur d'aller dans la surenchère d'effets par rapport à l'original, et il se plante complètement. Un exemple : les gamins ont des yeux qui s'allument dans l'original? Bon, ben là ils s'allument de plusieurs couleurs différentes. Mais quelle idée à la con.

De manière générale le film de Carpenter est trop explicite. Une des libertés prises par rapport au scénario original (un des enfants découvrant l'empathie), se retrouve platement illustrée par des tunnels de dialogues, ne génère aucune idée de mise en scène. De la part de Carpenter, le virtuose de la narration visuelle, c'est très décevant.



A force de surenchère et de balourdise le film en devient même ridicule à certains moments. La scène de climax, si réussie dans l'original, est alourdie ici par des péripéties supplémentaires, par le surjeu de Christopher Reeves, et par des effets de bourrin.

Mon premier rendez-vous manqué avec John Carpenter, qu m'a donne mes premiers frissons devant un film, le superbe "They Live" (Invasion Los Angeles). 
Le film de 1960 remporte donc ce premier match! 

Rosemary's Baby, Roman Polanski, 1968

Bercez-le!

Lorsque j'ai revu récemment le superbe Rosemary's Baby, ce qui m'a le plus effrayé c'est sa manière subtile et terrible d'aborder la puissance de la manipulation, du conditionnement. Non seulement le scénario décortique (très habilement) les différentes techniques qu'utilisent les sectes pour isoler leurs cibles et leur faire perdre tout libre arbitre, mais Polanski parvient à le mettre en scène superbement, notamment dans la dernière séquence du film.

Dans cette scène, Castevet (le "gourou"), tente de faire accepter à Rosemary le rôle qu'il a choisi pour elle. Il commence par bercer doucement le "bébé", puis parvient à faire poser sa main à Rosemary sur le berceau. Rosemary berce alors le bébé de manière passive, elle suit le mouvement plus qu'elle ne l'imprime elle-même. Puis il lâche le berceau et c'est alors Rosemary qui berce le bébé seule. Elle a accepté son sort. 
C'est le combat permanent du film : faire céder la volonté de Rosemary, la contrôler.

Plus que l'aspect fantastique du film, qui apparaît même plus grotesque que véritablement effrayant, il semble que ce qui effraie/intéresse Polanski n'est pas l'oeuvre du démon mais des êtres humains : comment un couple de petits vieux peut réussir à contrôler la vie d'un couple de jeunes gens en bonne santé? 

Ce faux-semblant, où ce qui paraît rassurant (un couple de petits vieux) devient effrayant et où ce qui paraît effrayant (le diable!) est souvent finalement assez grotesque, me paraît un point crucial du film. Ces différents visages que peut prendre le mal, voilà ce qui me semble le plus intéresser Polanski.

Qui l'eût cru? Le scrabble sert en fait à quelque chose.

Plus tôt dans le film, une scène brillante nous montre Rosemary en train d'essayer de résoudre un anagramme. Elle utilise un scrabble (idée de mise en scène assez géniale d'ailleurs). Les mots les plus effrayants et plus ou moins issus de l'imaginaire fantastique se succèdent au fur et à mesure que Rosemary essaie de résoudre l'énigme : witches, dead, terror, evil, bleeds...
Au final, bien plus terrible sera la solution de cette énigme : un simple nom, qui provoque immédiatement le frisson.

Faire un grand film d'horreur c'est aussi poser des questions sur la peur elle-même, et sur le mal. Polanski l'avait compris, et ce n'est qu'un des nombreux axes de lecture de ce film passionnant.